DANS LES COULISSES DE LA BATISTE

ETYMOLOGIES PLUS OU MOINS OFFICIELLES

Ce que dit la légende : au XIIIe siècle, un tisserand de Cambrai originaire de Castaing sur Escaut, réussit à fabriquer une toile de lin blanche, fine, souple, solide. Ainsi débuta la belle et longue histoire de la batiste, une étoffe surdouée.

La statue de cet artisan élevée à Cambrai semble être l’unique preuve tangible de l’existence de ce Baptiste. 

Ce que disent les encyclopédies : en 1401, on parle de « soye batiche », en 1503 de toile batisse, en 1590 de toile baptiste, ce qui laisse supposer que le mot batiste, déformation du flamand « batiche » (battre), était le terme utilisé dans le patois picard dès le XIII e siècle pour décrire le mouvement de va et vient du battant des métiers à tisser actionnés par le tisserand.   

Longtemps, Valenciennes et Cambrai ont revendiqué la paternité de la batiste. La virtuosité des artisans de la région et la qualité de cette exquise toile de lin mirent un point final à cette rivalité, bien qu’à une époque, cette toile fut commercialisée sous l’appellation Cambrai et non Valenciennes. Si le label européen A.O.C. avait été inventé à cette époque, il aurait été attribué à la batiste de Cambrai sans l’ombre d’un doute « inst. it ? ».

Les anglais faisant bande à part « as usual » emploient de termes spécifiques pour désigner la batiste : cambric dérivé de Cambrai ou encore lawn dérivé de Laon, ville dont les manufactures de fines toiles de lin, jadis importantes, exportaient leur production outre Manche. 

Le saviez vous ? La tana lawn® est la batiste de coton de Liberty of London  utilisée pour les chemises à fleurs au toucher de soie, à la fluidité de l’eau et à la légèreté d’une plume. Tana est le nom d’un lac éthiopien à proximité duquel était cultivé un magnifique coton longues fibres que les anglais utilisèrent au XIXe siècle.            

Toile Bisonne – Houlès Paris

LA BATISTE UN TISSU « SUCCESSFUL »

Au XVIIIe siècle, il n’y avait pas une mais des batistes. Les qualités variaient en fonction du terroir et de l’usage : la batiste claire tissée avec des fils très fins et espacés laisse passer la lumière. Les batistes hollandées tissées avec des fils fins et plus nombreux étaient un plus grand nombre de fils au cm2 plus serrées, se rapprochant de la toile de Hollande ; les batistes fortes étaient opaques et plus lourdes. 

Le saviez vous ? Les artisans de Saint Quentin proposaient une fine toile d’ortie, sans ortie ni ramie, mais avec du lin, caractérisée par la couleur écrue commercialisée sous l’appellation «de toile d’ortie ».

TOUS POUR UN

Entre le XVII et le XIXe siècle, la production de batiste se développa dans un grand nombre de pays européens. S’engageât alors une réelle concurrence entre suisses, belges, anglais, écossais, irlandais, hollandais et français. Des perfectionnements techniques naquirent de cette course effrénée à la fabrication de fines toiles de lin, visibles dans les batistes de qualités exceptionnelles, sélectionnées pour l’exposition universelle de Londres en 1851. 

Le Cambraisis : lieu d’origine de la batiste. Cette production textile fut une source de revense importante pour toute la région en complément des ressources tirées de l’agriculture et de l’élevage. 

La Suisse : si le lin n’est plus la matière première des batistes suisses, il se fabrique encore en 2022 une batiste de coton fort belle, plus fine que celle qui pourraient être tissées aujourd’hui avec le lin ; elle sert de base pour des broderies comme on les fait encore à Saint Gall. 

En Angleterre : le commerce avec l’Angleterre, bien que difficile, favorisa les mulquiniers du cambraisis. Les clients, fin connaisseurs, exigeaient la véritable batiste de Cambrai et non une imitation locale qui pourtant supportait la comparaison, dans la mesure où certains des tisserands étaient originaires du cambraisis. 

Le saviez vous ? Au XIe siècle des  tisserands normands   qui, avaient accompagné Guillaume le Conquérant en Angleterre, s’installèrent définitivement sur le sol de la «blanche Albion». La «tapisserie» de la reine Mathilde qui est en réalité une broderie en laine sur fond de lin, illustre la conquête de l’Angleterre par le duc de Normandie

En Ecosse, une batiste en lin puis en  fil d’écosse (coton mercerisé) forte, serrée et opaque.  

Le saviez vous ? C’est un anglais J.Mercer qui en 1844 mit au point une technique, pour solidifier le fil de coton et faciliter la teinture, un procédé à base de soude caustique qui porte son nom : la mercerisation. Ce n’est qu’en 1890 que le rétrécissement principal défaut du mercerisage disparut, grâce à  un chimiste anglais lui aussi, A.Lowe qui pensait qu’en étirant les fils durant tout le traitement le problème serait résolu et ce fut une réussite. Mais c’est en Ecosse, à Paisley, que la mercerisation fut appliquée industriellement sur ce qui devient alors le fil d’Ecosse : un fil de qualité utilisé pour le tissage de la batiste d’Ecosse.

En Irlande, le fil de lin n’avait pas la finesse du fil de cambrai. C’est pourquoi la batiste de Cambrai remportait tous les suffrages auprès des irlandais nantis. 

Aujourd’hui, le lin d’Irlande se distingue des autres par son lustre, son tissage avec deux fils de couleurs différentes, l’un en chaine et l’autre en trame, son armure sergé, un mélange rare laine/lin.                                         

Le saviez vous ? Sous le règne du pharaon Ramses II, l’Egypte produit du lin de grande qualité, mais pas ou peu exporté. A cette époque, de nombreux tisserands quittèrent l’Egypte à cause des pénibles conditions de travail. pour rejoindre Tyr, grande cité phénicienne qui possédait des comptoirs commerciaux dans de nombreux ports et notamment en Irlande, en Espagne et au Portugal. Les phéniciens introduisent le lin en Europe entre le XII et VIIIe siècle, et des artisans égyptiens accompagnèrent les phéniciens dans leurs périples de port en port. C’est ainsi que quelques-uns atteignirent  l’Irlande, avec leur savoir faire et des graines de lin qui prendront racines sur ce terroir. Depuis l’Antiquité, le lin est indissociable de l’Irlande.   

En France, à la fin du XVIe siècle, la batiste était un produit recherché mais d’importation. Comme pour les indiennes, les importations de batiste étaient limitées afin d’éviter l’évasion des devises. Les mulquiniers se développèrent dans des villes frontalières au nord du royaume, permettant un production locale non soumise aux droits de douane. 

Le saviez vous ?  Avant que le cambraisis ne soit rattaché au royaume de France en 1678, la batiste de Cambrai et de Valenciennes était exportée dans toute l’Europe, y compris en France qui devait, par conséquent, s’acquitter des droits de douane.

PAS DE BATISTE SANS MULQUINIERS

Mulquiniers, étymologiquement de mulquin ou molquin, une toile de lin fine. C’est un artisan habilité à tisser et à vendre des toiles fines composées exclusivement de lin : batiste, linon et toile de lin regroupées sous le terme « toilettes ».

PAS DE VERITABLE BATISTE SANS LIN RAMÉ

Le lin ramé est une première étape incontournable qui donnait à la batiste du cambraisis son caractère si particulier : les rames, sortes de piquets, sont plantées afin de soutenir les tiges du lin pour les empêcher de ployer sous les bourrasques de vent ou les averses de pluie. 

Les opérations suivantes sont classiques : après le rouissage et le teillage vient le peignage qui permet de paralléliser, calibrer et d’étirer les fibres qui se présentent sous forme de rubans assemblés en longues mèches.

PAS DE BATISTE SANS FILEUSES

C’était un travail long, fastidieux, mal rémunéré mais un complément de revenu nécessaire pour les familles de paysans ou d’ouvriers. D’une main, la fileuse fait tourner son fuseau, et de l’autre, elle tord les brins mouillés par sa salive qui viennent s’enrouler sur le fuseau. On pensait que la salive humaine accentuait le lustre et améliorait la solidité. La technique du filage mouillée fut adoptée, simplifiant le travail de l’ouvrière. Cette fois, les mèches sont mises à tremper dans l’eau chaude afin de ramollir la gomme naturelle, d’éliminer les pectines naturelles, d’assouplir les fibres et de favoriser la régularité du fil.

Le secret des secrets : les opérations de filature et de tissage sont expressément réalisées dans des caves sombres et humides afin de conserver à l’ouvrage un maximum de souplesse. On dit que, de ces tissus, émanait une sorte de magie, mais pour moi, au premier regard, c’est avant tout le dur labeur des ouvriers combiné à leur maestria qui se dégage de tels ouvrages.

Les batistes obtenus à partir de ce lin ramé étaient des produits de luxe réservés souvent aux petites pièces comme les mouchoirs ou des vêtements de dessous, les surplis des prêtres, les robes de baptême. 

Le saviez vous ? Ces travaux étaient réalisés en hiver dans les villages et à  la campagne, les travaux des champs étant en veille, les mains des ouvriers n’étaient pas abimées ce qui rendait possible les manipulations délicatesDans les villes, les mulquiniers et les fileuses tissaient tout au long de l’année.

UN FIL SOUS HAUTE PROTECTION

Au Moyen Age, les muquiniers du cambraisis luttèrent pour obtenir des droits spécifiques. Des lois furent édictées interdisant l’exportation hors de cambrai des fils de lin les plus fins afin d’éviter que cette matière première ne tombe entre les mains d’artisans étrangers qui les utiliseraient pour tisser des batistes. Au XVIe siècle, on note dans les archives que la fabrication de la batiste est soumise à un règlement très strict : la dimension des pièces était vérifiées avant le blanchissage par des échevins. Par ordonnance royale, une pièce ne pouvait pas dépasser 1,10 m en largeur et 15 m en longueur. Un sceau est apposé à la fin de chaque rouleau, signature de l’artisan, et gage de qualité.

LA MAIN ET LA MACHINE, UNE LUTTE INEGALE

La production de batiste de Valenciennes servit de support pour la fabrication des dentelles dites de valenciennes caractérisée par un réseau infiniment délicat qui donnait une des dentelles les plus fines, aux motifs célébrés pour leur transparence. La production des fils de lin fins cessa petit à petit dans la région, faute d’ouvrières qualifiées, entraînant dans son sillage la disparition des merveilleuses valenciennes en lin. Demeurent cependant les valenciennes en coton ; mince consolation pour les amateurs.

Dans les archives de la ville de Cambrai, j’ai trouvé des précisions sur la finesse des fils de loin utilisés jadis pour tisser la batiste. Ce sont des chiffres que l’on aurait du mal à  obtenir avec une machine, si perfectionnée soit-elle. En effet, avec 500 g de fil on obtenait 250 km de fil soit 500 m avec 1 g. Ceci mériterait de figurer dans le livre des records.

UNE ARCHITECTURE SUR MESURE

Le métier de mulquinier, un souvenir et quelques photos en sépia, contre toute attente, a marqué son passage dans les détails de l’architecture du cambraisis. Les maisons des mulquiniers étaient dotées d’une cave où était installé le métier à tisser et, pour laisser entrer un peu de lumière dans ce local sombre et froid, on note au bas des pignons la présence d’un soupirail, seul puit de lumière et d’aération.
De bas en haut : si les mulquiniers tissaient dans les caves, les canuts lyonnais tissaient en haut, dans leurs greniers tant il fallait de hauteur et de lumière pour installer et travailler sur les métiers Jacquard.  

Une vieille carte postale d’un mulquinier travaillant dans sa cave 

LA BATISTE PAS A PAS

C’est une toile de lin ou de coton, légère, souple, majoritairement blanche et dotée d’un lustre raffiné. La batiste est depuis toujours tissée avec des fils haut de gamme, qu’il s’agisse de lin ou de coton, de tissage artisanal  ou industrile, manuel ou mécanique. Son aspect peut être modifié par différents apprêts de finition pour répondre aux différents usages. Le mercerisage ou le calandrage qui permet d’écraser le grain, de lisser la surface et d’augmenter la brillance. Aujourd’hui, des cotons de qualité comme le coton Jumel d’Egypte ou le « Sea island » américain longues fibres,  remplacent le lin.

LA COMPLEXITE DE LA SIMPLICITE DU BLANC

Bien que la véritable batiste ne soit plus fabriquée, il existe une définition simple et éloquente : toile de lin ou de coton fine, serrée et blanche. La qualité ne supporte pas de fioritures. Jadis, les tissus blancs étaient synonyme de luxe, la lessive étant un processus long et fastidieux elle était annuelle ou bi-annuelle. Obtenir un tissu blanc immaculé sans les outils modernes nécessitait une succession d’opérations : après le  tissage, la toile crue (ou écrue), est foulée ou battue à l’aide de pilons dans un bassin rempli d’eau, puis étendue au soleil et arrosée de lessive bouillante afin de la blanchir puis, pour les perfectionnistes, un petit coup de maillet sur toute la surface du tissu encore humide permettait de lisser plus profondément sa surface. L’ultime finition relève du pliage sous presse, opération qui gomme si besoin était les imperfections en surface.

Il est une constante à travers les siècles et les pays : la batiste fut et demeure un tissu blanc et uni, rarement teint ou imprimé (exception de la batiste fleurie de Liberty). Aujourd’hui c’est un support pour des broderies de luxe (Saint Gall).

DES USAGES DE LA BATISTE

Au début, cette étoffe très fine servit aux voiles de tête et aux chemises. Les religieuses utilisaient une batiste amidonnée pour couvrir leur tête. Empesée avec de la farine, elle était utilisée pour les coiffes. Les hommes d’Eglise ne furent pas en reste : rochets et surplis étaient coupés dans de belles batistes. 

Au XVIe siècle, le mouchoir est un élément d’élégance. « Recevoir les excréments du nez avec un mouchoir en se retournant un petit peu des gens d’honneur est chose honnête ». Erasme. Au XVIIe siècle, c’est une des étoffes les plus demandées par les cours royales européennes. Les fashion addicts se font entendre : elles s’emparent de la batiste et lancent une mode plus raffinée, se préoccupant des soins du corps en développent l’usage de « faire la toilette ».

Le saviez vous? Anne d’Autriche raffolait,  dit-on, de la batiste de Cambrai pour ses chemises légères et ses draps.

Les tsars ne furent pas en reste puisque dans les archives du village de Quiévy  au nord de la France, il est notifié que les mulquiniers furent, jusqu’au début du XXe siècle, les fournisseurs officiels de batiste pour la cour impériale de Russie.

Au XVIIIe siècle, on en fit grande consommation pour les chemises, mouchoirs brodés, manchettes ou robes de baptêmes. La batiste servit et sert encore de support pour des broderies, notamment la broderie anglaise et les broderies de Saint Gall.

Beau Brumell, chef de file des élégants au XIX e siècle, en comptait plus de 50 douzaines de mouchoirs. Le mouchoir a son langage : agiter son mouchoir  sur le quai d’une gare, accrocher son mouchoir à la fenêtre en guise de signal, faire tomber son mouchoir à la mode romantique, faire un nœud à son mouchoir pour y penser.

A la fin du XIXe siècle, c’est encore un article courant « il y avait de tout, en effet. Des corsets de soie, des bas de soie, des chemises de soie et de fine batiste, des amours de pantalons » Mirbeau in le journal d’une femme de chambre 1900.

Aujourd’hui, la batiste est redevenue un produit de luxe avec des  mouchoirs brodés, du linge de corps, des articles de literie (comptez 130 fils/cm2 pour un bon produit).

Si d’aventure vous aimez chiner, vous trouverez certainement dans une brocante quelques pièces anciennes qui, malgré les ans, ne se départissent pas d’un certain prestige. Si, par contre, la batiste de coton vous intéresse, votre recherche sera plus aisée sur le blog d’etoffe.com.

Ecrire, c’est un peu tisser : les lettres, en un certain ordre assemblées, forment des mots qui mis bout à bout, deviennent des textes. Les brins de fibres textiles maintenus ensemble par torsion forment des fils qui, en un certain ordre entrelacés, deviennent des tissus…Textile et texte, un tête à tête où toute ressemblance n’est pas fortuite. Il est des civilisations qui transmettent leur culture par l’écriture, d’autres par la parole, d’autres encore, par la parole écrite avec un fil. Entre le tissu et moi, c’est une histoire de famille. Quatre générations et quatre manières différentes de tisser des liens intergénérationnels entre les étoffes et les « textilophiles ». Après ma formation à l’Ecole du Louvre et un passage dans les musées nationaux, j’ai découvert les coulisses des étoffes. Avec délice, je me suis glissée dans des flots de taffetas, avec patience j’ai gravi des montagnes de mousseline, avec curiosité j’ai enjambé des rivières de tweed, pendant plus de 35 ans, au sein de la société De gilles Tissus et toujours avec la même émotion. J’eus l’occasion d’admirer le savoir-faire des costumiers qui habillent, déguisent, costument, travestissent les comédiens, acteurs, danseurs, clowns, chanteurs, pour le plus grand plaisir des spectateurs. J’ai aimé travailler avec les décorateurs d’intérieurs toujours à la recherche du Graal pour leurs clients. Du lange au linceul, le tissu nous accompagne, il partage nos jours et nos nuits. Et pourtant, il reste un inconnu ! Parler chiffon peut parfois sembler futile, mais au-delà des mots, tissu, textile, étoffe, dentelle, feutre, tapisserie ou encore broderie, il est un univers qui gagne à être connu. Ainsi, au fil des ans les étoffes sont devenues des amies que j’ai plaisir à vous présenter chaque mois sur ce blog de manière pédagogique et ludique. Je vous souhaite une belle lecture.

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