Le Feutre, un ami pour l’hiver

Janvier, les mots pour le dire hésitent entre frimas, neige, vent, lainage, chaleur, cheminée et charentaises

LE FEUTRE

On donne le nom de feutre à une étoffe non tissée, faite de poils ou de brins de laine soumis au foulage. La présence d’écailles sur le brin de laine facilite la cohésion des poils et des filaments entres elles.

Feutre Etoffe.com

ÉTYMOLOGIE

Du vieux français XIIe filtir :  étoffe grossière.

ACTIONS !

Les actions conjuguées de l’humidité, de la friction, de la pression et de la chaleur vont, petit-à-petit, transformer une masse informe de fibres en feutre.

PROPRIÉTÉS PRIVÉES      

Le feutre possède des trésors de bienfaits qu’il serait dommage de ne pas utiliser : isolant phonique et thermique, excellente capacité d’absorption.

L‘HABIT-ABRIS

Parce que notre corps est incapable de lutter seul contre les déchaînements climatiques, la faune et la flore parfois hostiles, l’homme s’est inventé une protection artificielle : le vêtement. Avant le fil, il y eut les feuilles de figuier ou de vigne, puis les peaux de bêtes. Puis, par inadvertance ou par un heureux hasard, naquit un jour le feutre, pas tout-à-fait un tissu mais pas tout-à-fait autre.

UN INTRUS DANS L UNIVERS DU CHAINE ET TRAME

Si le tissu est le résultat de l’entrecroisement en un certain ordre de deux ou plusieurs fils, si le tricot est obtenu avec un seul fil, le feutre est construit avec une infinité de filaments et de poils agglutinés. 

LE FEUTRAGE 

La laine est l’élément déclencheur qui favorise le processus du feutrage : la structure de la laine en écailles est propice à l’accrochage des fibres entre elles. Mais le feutrage peut être involontaire et les machines à laver ou à sécher deviennent alors des ennemies si elles ne sont pas correctement utilisées. Lavage en eau tiède, sans friction et sans essorage drastique sont les précautions d’usage. Mais pour le feutrage, tout est inversé puisque l’action combinée de la chaleur, de l’humidité et du frottement est nécessaire pour que les fibres se soudent entre elles d’une manière définitive.

TISSÉ OU NON TISSÉ ? TELLE EST LA QUESTION

La différence essentielle entre les tissus et les étoffes non tissées réside dans l’utilisation de fils ordonnés régulièrement pour le tissu et l’absence de fils continus pour les non tissés, remplacés par des fibres courtes et désordonnées. L’avantage des non tissés est qu’ils se travaillent aisément :  aucun risque d’effilochage, le feutre se coupe à bord franc ce qui rend les ourlets inutiles, pas de droit fil, donc possibilité de l’utiliser dans tous les sens. 

NÉ DU HASARD NON DE LA NÉCESSITÉ.  

Les toisons des animaux à poils longs feutrent naturellement à force de frottements, de sueur et de pression. De fait, ce sont les poils des pattes des moutons qui feutrent plus que le reste de leur toison. D’autres poils d’animaux comme le lapin, peuvent également feutrer, mais leurs écailles ne s’ouvrent que sous l’action d’un traitement chimique appelé secrétage. L’homo sapiens, lors des périodes froides, se couvrait et se couchait sur des peaux de bêtes à fourrure qui, avec le temps, feutraient. Alors, bien qu’il ne maîtrisait point encore la technique du feutrage, il découvrit le feutre.

VERSION LIGHT : LA FEUTRINE  

Etoffe fabriquée industriellement à partir de fibres synthétiques, la feutrine est un « non tissé ». Son aspect varie de fin à épais selon l’usage désiré. Ses principaux atouts sont liés à sa présentation en rouleau de différentes dimensions, à sa gamme très colorée, à son prix modique et à sa simplicité d’utilisation puisque, la feutrine se coupe aussi à bord franc. L’inconvénient majeur est sans doute sa solidité toute relative.

FEUTRE VERSUS LAINE FEUTRÉE 

Le feutre n’est pas tissé mais foulé alors que la laine feutrée subit des opérations de foulage après avoir été filée et tissée. Le loden est un tissu tissé foulé.

LE FEUTRE UNE ÉTOFFE PRÉHISTORIQUE

Certains historiens font remonter à 8 000 ans la maitrise du feutrage par l’homme alors que le tissage ne remonte qu’à 5 000 ans. Des fragments de tapis, sacs, vêtements en feutre datant du Ve siècle avant J-C ont été découverts sur le site de Pazyryk. Voici qui accrédite l’idée que les peuples d’Asie centrale sont les peuples du feutre.

UNE ÉTOFFE HISTORIQUE

Isidore de Seille, Evèque de Séville au VIIe siècle : « Les rhénones sont des vêtements qui couvrent les épaules et la poitrine jusqu’au nombril ; ils sont faits de poils tressés et sont si hirsutes qu’ils repoussent la pluie ». 

Pline l’ancien, dans son Histoire naturelle, consacre quelques lignes au feutre « La bourre de laine est, de toute antiquité, en faveur pour les tapis… En foulant la laine on fait le feutre, étoffe qui, imbibée de vinaigre, résiste au fer même bien plus, la laine résiste au feu dans le dernier apprêt qu’elle subit…».

Juste Lipse, dans son ouvrage intitulé De « remilitari romanorum », dit que les soldats portaient des cuirasses faites de laine feutrée. En fait, le plastron de leur cuirasse était rembourré de feutre pour amortir les chocs et limiter la transpiration. 

En France, l’histoire du feutre est un peu plus récente. En 1768, le sieur Antheaume, présenta à louis XV une pièce de drap feutré avec du poil de castor. 

LES 1001 FACETTES DU FEUTRE 

L’aspect d’une masse informe de fibres animales agglutinées varie au gré des méthodes utilisées et du but recherché : un brossage de finition rend sa surface duveteuse, un sablage accroit sa souplesse, le secrétage lui accentue la brillance…Très tôt, les hommes lui trouvèrent de multiples applications compte-tenu de ses capacités exceptionnelles d’isolant thermique. En Asie centrale, le feutre « rustique » épais, solide, est utilisé pour la construction de yourtes. En forme de semelle, il amortit les chocs en s’interposant entre votre pied et le macadam. Terne ou coloré, uni ou brodé, il devient manteau, bottes, sacs. Sous une forme plus légère quasi arachnéenne, j’ai trouvé en Ukraine des étoles élégantes et chaudes. Quelques applications insolites encore utilisées de nos jours : les sous-selles d’équitation, les étouffoirs des touches de piano, des revêtements muraux insonorisant. Jusqu’au début du XXe, le casque de protection des mineurs était en feutre durci. Parlez de feutre à une personne née après les années 80, c’est faire référence à l’écriture ; non pas au porte-plume ni au stylo Bic, mais à la fine pointe feutre créée par la société japonaise Pentel® en 1992.

Un conseil : fatigué votre feutre ? Trempez sa pointe dans du vinaigre blanc et vous lui donnerez un sursis. 

LE LANGAGE LIBERÉ DU FEUTRE ARTISANAL

Délaissé un moment, le feutre s’est révélé avec la mode « du fait main ». L’attrait d’une technique simple, d’un matériel réduit, fit son succès. Les artistes ont créé avec le feutre, matière chaleureuse, réconfortante et naturelle, chargée d’Histoire et d’histoires, une technique d’expression libérée des contraintes conventionnelles.

LA LÉGENDE AU FIL DES SIÈCLES 

Il n’est pas étonnant que tant d’histoires circulent au sujet de sa fabrication puisque de nombreuses civilisations à travers le monde ont associé cette découverte à de grands personnages liés à leur propre histoire. Ainsi, ces héros furent mis en scène et ces différentes interprétations sont devenues, au fil des siècles, des légendes. Je ne résiste pas à l’envie de vous en conter quelques unes.

Tous pour Huns : les hordes d’Attila qui déferlèrent sur les terres d’Asie Centrale étaient constituées de cavaliers émérites qui passaient quasiment leur vie à cheval. Afin de rendre ces chevauchées plus confortables, ils mirent sur la selle des peaux de moutons. Par ce processus qui conjugue humidité, chaleur et mouvement, la peau lainée se transforma en une couche de fibres solidement enchevêtrées : le feutre. On raconte aussi que, pour tenir leurs pieds bien au chaud, les cavaliers rembourraient leurs bottes avec des fibres animales ramassées par ci par là. Par un processus identique, se formait une sorte de semelle chaude et solide.

Saint Clément, moine errant, pour protéger ses pieds lors de ses longues marches, avait l’habitude de mettre dans ses chaussures des touffes de poils de moutons. La transpiration et le poids de son corps parvenaient à tasser la laine et à agglomérer tous ces poils pour en faire une semelle chaude. Nommé évêque, on dit qu’il aurait créer des “groupes de travail » visant à améliorer la technique de fabrication du feutre. Pourquoi s’étonner alors qu’il soit le saint patron des fabricants de feutre et des chapeliers.

« Travailler du chapeau ». Souvenez-vous du chapelier fou d’Alice au pays des merveilles.  

Au XIXe siècle, le secrétage était une étape indispensable pour conférer un bel aspect aux chapeaux de feutre faits de poils de lièvre ou de lapin, mais dangereuse pour les ouvriers à cause des vapeurs de mercure qui se dégageaient des cuves. Des troubles psychiques et des intoxications touchèrent nombres de chapeliers d’où l’expression.

L’arche de Noé est celle qui a ma préférence :  Avant de larguer les amarres, le moutons furent tondus, la laine, étalée sur le fond de l’arche pour servir de litière aux animaux durant la « croisière“. Après 40 jours, la couche de laine qui jonchait le sol, après avoir été piétinée, souillée par les animaux et mouillée par les vagues, les amas de laine s’étaient amalgamés, formant une étoffe solide : le feutre.  

Le bonnet phrygien qui coiffaient les Jacobins pendant la révolution était en feutre rouge.

LE FEUTRE EN MONGOLIE

Pour réaliser cette recette qui tient de la technique du roulage à plat, il faut de la bourre de laine en vrac, de la paille, une grande toile, un bâton, de la ficelle, un cheval, un cavalier en bonne forme et des milliers d’hectares désertiques. La laine et les autres fibres sont étendues sur une grande toile, généralement en coton ou sur une autre pièce de feutre déjà prête. Le tout est recouvert de paille puis largement humidifié. L’ensemble est roulé autour d’un bâton et solidement ficelé, puis fixé à l’arrière d’un cheval et traîné pendant des kilomètres à travers la steppe : les chaos du terrain, les accidents du relief, la poussière de la piste, les frottements font le travail de mille bras. La couche de laine se solidarise et, une fois le boudin déroulé et la paille ôtée, une pièce de feutre utilisable pour la yourte et autres utilisations est enfin prête. Le feutre, en Asie Centrale, fut un élément essentiel de la vie quotidienne. Depuis des siècles, les chinois nommaient ces territoires « pays du feutre ».

Le feutre en Mongolie

MA RECETTE A MOI : FEUTRE ET PATE FEUILLETÉE

Drôle d’amalgame indigeste me direz-vous ! Peut être, mais en écrivant ce post, je me suis mise à penser à cette matière d’une autre façon et un parallèle s’est imposé à moi très involontairement mais spontanément. Produits banals voir rustiques, ils peuvent, entre les mains expertes d’artistes textiles ou de grands chefs, devenir des articles raffinés. Chacun revendique sa recette, les artistes ne divulguent pas la leur et les industriels se retranchent derrière une politique de confidentialité.

Les mains dans un amas de fibres animales, on mélange, on malaxe les ingrédients, on bat, on pétrit, on ajoute de l’eau et ensuite va pour l’huile de coude, la patience, le tour de main et on recommence jusqu’à la consistance de l’épaisseur désirée. Puis on rince la mixture, on lui donne sa forme définitive et on laisse sécher avant de l’utiliser. J’aime cette façon de procéder, parce qu’elle est tactile. 

LA MACHINE PREND LE RELAIS 

Si le feutre artisanal retient mon attention, c’est parce que j’aime sentir autre chose que la présence d’une machine dans une étoffe. Des petits défauts, des variations de nuances, une présence humaine, l’art au bout des doigts et le plaisir de la subtilité d’une pièce unique, mais il n’est qu’une infime partie de la production de feutre à l’échelle mondiale. Même en Mongolie, le feutre artisanal est en voie de disparition, alors que la production de feutre industrielle est en plein développement. Le gouvernement de Mongolie incite les nomades à se sédentariser et leur habitat devient urbain, les murs en béton des appartements remplacent le feutre des yourtes. Quelques artisans, sans doute la dernière génération de nomades mongols à mettre en pratique ce savoir faire millénaire, produisent des chaussons, chapeaux ou sacs qu’ils vendent aux touristes. Leurs vêtements en feutre brodés, témoins d’un autre temps, sont sortis des placards et revêtus pour les grandes occasions. 

LE SURCYCLAGE : UN RECYCLAGE PAR LE HAUT   

Il valorise l’objet, fait du beau avec du vieux alors que le recyclage ne fait que du neuf avec du vieux.  

Les charentaises tirent leur nom de la région charentaise. Dès le XVIIe siècle, des industries papetières et textiles se sont installées le long de la Charente. Les presses à papier étaient munies de tampons en laine pour absorber le surplus d’humidité de la pâte à papier. Une fois saturés d’eau, ces morceaux de feutre étaient mis au rebut. Le feutre inutilisable pour les uns, trouva une seconde vie dans les ateliers des savetiers locaux. 

Imperméable, chaud et confortable, facile à travailler et à découper, le feutre s’avéra idéal pour des semelles, puis des chaussons qui étaient portés dans les sabots pour améliorer le confort de ces derniers. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’on rajouta une semelle rigide. La partie supérieure ou tige, était réalisée avec les surplus des tisserands, alors nombreux dans la région. Un temps, ces pantoufles nommées « silencieuses » furent portées par les valets, qui pouvaient ainsi se déplacer dans les pièces sans déranger leur maître.

Il se dit que les bijoutiers d’antan portaient des chaussons en feutre afin d’étouffer le bruit des souliers dans les ateliers et, une fois hors d’usage, ils étaient incinérés afin de récupérer les particules de métaux précieux qui auraient pu tomber. Jadis on « chaussait » des patins en feutre à l’entrée des appartements aux parquets cirés. Cela obligeait à modifier sa démarche, lourde et traînante, mais permettait de lustrer le parquet et d’étouffer le bruit des pas ! L’expression “à pas feutrés“ est alors apparue. 

LE FEUTRE AU QUOTIDIEN

Sortons le feutre de sa torpeur, usons et abusons de cette matière formidable, habillons-nous ou décorons notre maison avec le premier textile façonné par l’homme avec sa seule force et sa créativité. Le feutre possède des qualités intrinsèques compatibles avec un habitat sain et moderne.

Collection Canevas – Gan Rugs

Les beaux jours d’une petite industrie feutrière danoise : la société Glerups exporte dans le monde entier des chaussons en feutre multicolores. Fabriqués artisanalement jusque dans les années 90, il fallut, pour répondre à la demande croissante passer de la main à la machine. Confort, douceur et chaleur sont au rendez-vous. Essayer c’est l’adopter, les miens sont rouges et je les adore.

DES HONNEURS MERITÉS 

En Asie Centrale, l’ak-kalpak, est le chapeau traditionnel encore porté par les hommes kirghizes. Il est fabriqué en feutre blanc, à quatre panneaux qui symbolisent « les pics des montagnes kirghizes, toujours couverts de neiges éternelles, les quatre versants représentent les quatre éléments : l’air, l’eau, le feu et la terre ». Cet article est aujourd’hui inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco.

En France, les usines de feutre sont rares. Celles qui ont su résister à la concurrence étrangère comme les établissements Laoureux, leader en France de feutres techniques, se voit décerner le label EPV « Entreprises du Patrimoine Vivant », preuve d’un savoir faire d’excellence.

Ecrire, c’est un peu tisser : les lettres, en un certain ordre assemblées, forment des mots qui mis bout à bout, deviennent des textes. Les brins de fibres textiles maintenus ensemble par torsion forment des fils qui, en un certain ordre entrelacés, deviennent des tissus…Textile et texte, un tête à tête où toute ressemblance n’est pas fortuite. Il est des civilisations qui transmettent leur culture par l’écriture, d’autres par la parole, d’autres encore, par la parole écrite avec un fil. Entre le tissu et moi, c’est une histoire de famille. Quatre générations et quatre manières différentes de tisser des liens intergénérationnels entre les étoffes et les « textilophiles ». Après ma formation à l’Ecole du Louvre et un passage dans les musées nationaux, j’ai découvert les coulisses des étoffes. Avec délice, je me suis glissée dans des flots de taffetas, avec patience j’ai gravi des montagnes de mousseline, avec curiosité j’ai enjambé des rivières de tweed, pendant plus de 35 ans, au sein de la société De gilles Tissus et toujours avec la même émotion. J’eus l’occasion d’admirer le savoir-faire des costumiers qui habillent, déguisent, costument, travestissent les comédiens, acteurs, danseurs, clowns, chanteurs, pour le plus grand plaisir des spectateurs. J’ai aimé travailler avec les décorateurs d’intérieurs toujours à la recherche du Graal pour leurs clients. Du lange au linceul, le tissu nous accompagne, il partage nos jours et nos nuits. Et pourtant, il reste un inconnu ! Parler chiffon peut parfois sembler futile, mais au-delà des mots, tissu, textile, étoffe, dentelle, feutre, tapisserie ou encore broderie, il est un univers qui gagne à être connu. Ainsi, au fil des ans les étoffes sont devenues des amies que j’ai plaisir à vous présenter chaque mois sur ce blog de manière pédagogique et ludique. Je vous souhaite une belle lecture.

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