L’épopée de la popeline

Les filateurs et les tisserands européens spécialisés dans le travail de la laine, du lin ou de la soie se sont, tour à tour, penchés sur le berceau de la popeline, participant chacun selon ses compétences à ce succès commercial. 

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QUAND L’EUROPE ÉTAIT TEXTILE

Les  grandes foires de l’époque médiévale étaient des lieux propices au brassage des populations et aux échanges de marchandises notamment pour les étoffes. De fil en aiguilles, de villes en villes, de pays en pays, les italiens proposaient les soieries, les flamands des toiles de lin et de chanvre, les anglais des lainages, mais tous fabriquaient une toile, de soie, de laine ou de coton caractérisée par ses fines côtes transversales. Il semblerait que tout aie commencé au XIe siècle dans la ville flamande de Poperinghe. 

LES FILS CONDUCTEURS 

Le parcours de cette étoffe est singulier. Les changements de matières furent multiples : tout laine, laine et soie, coton et soie puis coton et polyester. Les dénominations varièrent au gré des pays producteurs. Ainsi la seule façon de la distinguer d’un calicot, d’une batiste ou d’une gabardine demeure son armure toile et sa contexture.  

Les fines côtes horizontales qui rythment sa surface résultent d’une construction déséquilibrée, les fils de trame étant moins nombreux et plus épais que les fils de chaîne.

LE SECRET EST DANS SA CONSTRUCTION 

Dans le vocabulaire textile, la contexture définit le compte au cm2 de fils en chaîne et en trame ainsi que leur grosseur annoncée par les numéros métriques. La popeline est tissée avec une armure toile ou taffetas   

QUESTION DE BON SENS

Le tissage serré de cette étoffe lui confère un maintien certain, n’occasionnant pas de déformation au lavage. il est toujours préférable d’utiliser le tissu dans le bon sens, c’est-à-dire dans le droit fil, sens des fils de chaîne parallèles aux lisières. Les côtes sont transversales donc, si votre préférence va vers un relief vertical, choisissez une autre étoffe. 

UN CARACTERE BIEN TREMPÉ

Les qualités de la popeline souplesse, tenue exemplaire, relief à minima, solidité, lustre discret résultent de sa construction. 

LA RÉUSSITE DE LA RECETTE 

La popularité de la popeline est en grande partie dû à la qualité des fibres sélectionnées et au type de fils utilisé (cardés duveteux ou peignés donc lisses, simples ou retors). La « main » est amicale, la fantaisie visuelle décelable et le lustre présent sans prétention. Les plus belles qualités de Popeline de coton sont réalisées avec des fils retors (doubles) en coton peigné d’Egypte. Plus le nombre de fils en chaîne est important, plus le lustre est présent. Pour parvenir à ce résultat sans augmenter le compte de fils en chaîne, il suffit d’utiliser des fils mercerisés. Aujourd’hui, le terme popeline fait plus souvent référence à une cotonnade plus ou moins sophistiquée mais généralement destinée aux chemises, éléments essentiels du dressing masculin. Cette idée est heureusement obsolète, la mode féminine s’étant emparée de cette élégante étoffe proposant robes, chemisiers, lingerie, etc.

DES ALLER-RETOUR À L’ORIGINE DU MOT

La forme moderne de popeline (1710) est un emprunt à la langue anglaise poplin venant du français papaline (1667) avec l’altération de pape à Pope. Il fut tentant de croire que le mot découlait de papalina (papale en italien), conséquence d’une fabrication située dans la région de la  cité papale durant le XIVe siècle. Dans « les milieux bien informés » on considère que l’origine de popeline est une altération du nom de la ville flamande poperinghes connue dès le XIe siècle pour la fabrication du « dras de poperinghe ».

L’UN OU L’AUTRE OU LIN ET L’AUTRE 

Certains historiens du textile avancent une autre hypothèse. Une généalogie papale bien à propos : devenue spécialité des états pontificaux, cette étoffe aurait pour partie le nom emprunté à l’italien papalina (papale) et pour l’autre partie lin ou line. Lin est le nom du deuxième pape de Rome, successeur de Pierre.
D’après le dictionnaire Littré « la papeline tire son nom de celui du Pape Lin parce qu’elle se fabriquait à Avignon, qui était terre papale. »

Mais le hic du e final n’est pas réglé, même si à pape on ajoute lin pour obtenir Papelin. En anglais le « e » final est supprimé dans poplin. Simple effet de traduction puisque pape se dit pope en anglais. Le mot poplin reprendra la forme moderne popeline en français.

UNE BANALITÉ TOUTE RELATIVE 

Ce serait une erreur de croire que la popeline est sans « histoire ». Elle fait partie de notre vestiaire quotidien au point de passer inaperçue. Elle est devenue un classique, jamais démodé, jamais à la mode. La popeline comme la gabardine font consensus. Sa longévité n’est nullement un accident de parcours ; elle fait partie du patrimoine textile occidental.

RECHERCHE EN PATERNITÉ 

À qui attribuer la création de cette étoffe voyageuse que l’on retrouve sous les différentes dénominations que nous avons citées auxquelles il convient d’ajouter broadcloth aux USA ; ce sont bien les américains qui sont à l’origine au moins du nom. Force est de constater que depuis le XIe siècle, cette étoffe a su s’adapter à chaque époque faisant « feu de tout bois » utilisant les améliorations techniques du filage et du tissage et les nouvelles fibres.

AUX FLAMANDS ?(XIe siècle) 

Le drap de laine de Poperinghe, étoffe caractérisée par de fines côtes transversales était renommé pour sa grande qualité. Y aurait-il un lien entre les Flandres et Avignon ? Cette étoffe connut un succès commercial indéniable qui dépassa les frontières des Flandres, et se retrouva sur les étales des foires italiennes assez rapidement.

AUX ITALIENS ? (XXe-XIVe siècle) 

Serait-il absurde d’imaginer que les tisserands italiens, devant le succès du drap de poperinghe, aient été enclins à l’imiter plutôt qu’à l’importer. Pour ce faire, ils durent remplacer la laine par la soie, matière dont ils maitrisaient alors l’approvisionnement et le travail. Serait-il hasardeux de penser que les tisserands qui voyageaient avec la cour du Pape Clément V soient arrivés en Avignon avec, dans leurs bagages, un drap de Poperinghe un peu plus léger que le drap flamand ?

Serait_il présomptueux de croire que, maÏtrisant admirablement le travail de la soie, ils durent, pour satisfaire la demande des membres de la cour papale, créer une luxueuse étoffe ? 

AUX FRANÇAIS? (XIII e siècle)

La contexture de la pateline ancestrale d’Avignon se caractérisait par une trame en laine et chaîne en soie. Cette mixité mettait en valeur les qualités intrinsèques des matières alliant la souplesse et la robustesse de la soie à la chaleur et la douceur de la laine. L’installation dans le comtat Venaissin des Papes s’étendit sur la quasi totalité du XIe siècle, entrainant des modifications architecturales imposantes comme le palais des Papes. 

AUX ITALO-AVIGNONAIS ?

Les maçons et les architectes ne furent pas les seuls à répondre à la demande de luxe. Les brodeurs et les tisserands italiens insufflèrent un zeste de créativité, une dose de lustre et un soupçon de luxe à la papeline locale en remplaçant la laine de la trame par la soie. Ainsi naquit à partir du drap de Poperinghe et de la papeline une étoffe précieuse, trame en fleuret (fil issu des déchets de soie) et chaîne en soie ou tout soie : la popeline. 

Les italiens sont à l’origine de plantations de mûriers dans cette région. La sériciculture en France début donc dans le Comtat Venaissin, et ce fut un plus économique puisque la soie, matière précieuse et couteuse s’il en fut, était jusque là importée soit d’Italie soit de contrées plus lointaines

AUX IRLANDAIS ? (XVIIe siècle) 

La composition de l’irish poplin se caractérise par une chaîne en soie et une trame de laine peignée. La laine fine, lisse et brillante des moutons Leisester était un élément déterminant pour la renommée de ce tissu. L’apport des artisans étrangers eut une grande importance dans le domaine de la création textile irlandaise : nombre de huguenots quittèrent la France après révocation de l’Edit de Nantes, suivis ou devancés par les flamands qui à la suite des incessantes inondations de leurs terres qui entraînèrent chômage et misère. Tous unirent leur savoir-faire pour créer sur une ile «laineuse» une belle étoffe de soie et de laine mêlée.

AUX ANGLAIS ?(XVIIe siècle) 

Dans les années 1850, la commercialisation du coton égyptien en Angleterre signe l’heure de gloire de la poplin haut de gamme. Le mélange coton jumel et soie fait mouche, octroyant à cette étoffe finesse, légèreté souplesse et lustre, qualités idéales pour chemises et cravates discrètement luxueuses. Le coton de base était utilisé pour la fabrication de la « poplin » de qualité courante.

ET VINT LE BROADCLOTH (XXe siècle) 

La « poplin » fut introduite aux USA par les anglais dans les années 1920. Les industriels lui offrirent une nouvelle identité en la baptisant broadcloth Pourquoi ce nom « tissu large » ? Parce qu’en Angleterre, la popeline était une étoffe de laine assez lourde et tissée en petite largeur. La nouvelle mouture offrait l’avantage d’une cotonnade en grande largeur, légère utilisant la matière locale : le coton sea island. 

Le coton étant devenu un produit basique dans les années 1950, le broadcloth se modernisa sans changer de nom mais en mélangeant les matières ; de tout coton, broadcloth fut alors un coton/polyester, répondant à la demande de la clientèle : le fonctionnel avant tout avec un entretien aisé agrémenté d’un prix attractif. Le confort était relégué au second plan, mais c’est une autre histoire. 

 POPELINE PAR CONRAT 

Malgré les contraintes économiques et les aléas politiques, les tisserands au fil des siècles, s’employèrent à respecter le contrat initial de la contexture pour conserver le nom et la renommée de la popeline. Contrairement à d’autres étoffes, sa gloire ne s’est pas étiolée. Son luxe ? Sa déclinaison dans une infinité de couleurs, de matières et de motifs. Son plus ? La justesse de sa destination.

Tissu Popeline Bouquet Lalie -Lalie Design

ELLE A TOUT POUR PLAIRE 

Craquante et souple, légère et compacte, sobre et fantaisie, simple techniquement, riche visuellement, merveilleusement confortable, la popeline s’impose dans la mode comme dans la décoration. Ma préférence à moi demeure indubitablement la classique popeline blanche, en pur coton égyptien longues soies. 

LE POIDS LÉGER DE L’HISTOIRE SE LIT ENTRE LES FILS 

Je l’aime aussi parce que la popeline est une étoffe chargée d’une histoire qui n’a jamais donné lieu à une guerre commerciale mais qui justement est née du partage des connaissances, ce qui est rare dans le monde de l’industrie.

Ecrire, c’est un peu tisser : les lettres, en un certain ordre assemblées, forment des mots qui mis bout à bout, deviennent des textes. Les brins de fibres textiles maintenus ensemble par torsion forment des fils qui, en un certain ordre entrelacés, deviennent des tissus…Textile et texte, un tête à tête où toute ressemblance n’est pas fortuite. Il est des civilisations qui transmettent leur culture par l’écriture, d’autres par la parole, d’autres encore, par la parole écrite avec un fil. Entre le tissu et moi, c’est une histoire de famille. Quatre générations et quatre manières différentes de tisser des liens intergénérationnels entre les étoffes et les « textilophiles ». Après ma formation à l’Ecole du Louvre et un passage dans les musées nationaux, j’ai découvert les coulisses des étoffes. Avec délice, je me suis glissée dans des flots de taffetas, avec patience j’ai gravi des montagnes de mousseline, avec curiosité j’ai enjambé des rivières de tweed, pendant plus de 35 ans, au sein de la société De gilles Tissus et toujours avec la même émotion. J’eus l’occasion d’admirer le savoir-faire des costumiers qui habillent, déguisent, costument, travestissent les comédiens, acteurs, danseurs, clowns, chanteurs, pour le plus grand plaisir des spectateurs. J’ai aimé travailler avec les décorateurs d’intérieurs toujours à la recherche du Graal pour leurs clients. Du lange au linceul, le tissu nous accompagne, il partage nos jours et nos nuits. Et pourtant, il reste un inconnu ! Parler chiffon peut parfois sembler futile, mais au-delà des mots, tissu, textile, étoffe, dentelle, feutre, tapisserie ou encore broderie, il est un univers qui gagne à être connu. Ainsi, au fil des ans les étoffes sont devenues des amies que j’ai plaisir à vous présenter chaque mois sur ce blog de manière pédagogique et ludique. Je vous souhaite une belle lecture.

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