La Cigaline®

LA RAISON DE LA DERAISON

L’incroyable diversité de verts qui colorent la nature à l’entrée du printemps cède sa place à la fin de l’été à un bouquet tout en nuances chaudes avec des jaunes indécis, des orangés délicats, des rouges profonds, des bruns veloutés, une gamme qui réchauffe l’atmosphère. C’est ainsi, la ronde immuable des saisons bouleverse les paysages, mais dans l’univers des étoffes, il en est certaines qui bousculent la raison, défient les saisons, révolutionnent la mode en dévoilant plus qu’en voilant ; la cigaline en est un exemple.

SOUVENIRS D’UNE MARCHANDE DE TISSUS

Si ce post existe c’est parce que j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de cette étoffe à l’époque de la boutique De Gilles Tissus. Je n’en parlerais pas ainsi si je ne l’avais jamais vue, jamais observée, jamais manipulée. Parmi les tissus vintages présents dans les rayons, il y avait un qui venait de la maison Bucol. La présence de ce petit rouleau, a priori sans lien avec les stars lyonnaises, m’a toujours intriguée. La seule matière synthétique au milieu des gazar conquérants, des mousselines de soie aérophanes, des riches et lourdes bengalines en laine et soie, des rutilants taffetas de soie, des virginales soies sauvages…. Sa couleur si particulière lui donnait un avantage certain sur les autres rouleaux, attirant le regard par sa « crudité », un jaune tirant sur le vert, mais pas vert anis ni jaune citron, non, une couleur sortie d’une palette de peintre, un fantôme de pantone, une teinte improbable qui jurait avec les classiques off white, bleu ciel, vert gazon. Probablement un métrage issu d’une première mouture sortie des ateliers Bucol et perdue parmi les produits plus classiques de cette maison. Je me suis dit que je devais partager « les fruits de ma passion », en l’occurrence le résultat de mes recherches sur ce petit bijou, une réponse concrète d’un fabricant à la demande des créateurs en quête de nouveautés, désireux de briser les codes de la bienséance, jusqu’au point de non retour des « nus habillés » de YSL.

Robe de soir Cigaline portée par Danielle Luquet de Saint Germain. Collection haute couture automne-hiver 1968.
Photographie de Peter Caine (Sydney)

INNOVER POUR EXISTER  

Dans l’immédiat après guerre, les couturiers se satisfaisaient encore de l’offre des tisserands liniers, lainiers, soyeux. La tradition du luxe et de la haute couture, après une période de restriction, retrouva ses « marques » et ses clientes. Les années 50 virent émerger de nouveaux talents et, avec eux, le besoin d’innover se fit jour. 

LE CHAMBOULEMENT DE L’ESTHETIQUE VESTIMENTAIRE 

Les codes vestimentaires furent bouleversés au niveau des matières, des coupes, des silhouettes, des techniques, des couleurs, des imprimés. Obtenir des matières textiles en adéquation avec leur génie créatif était un impératif. Les tisserands modifièrent leur offre, proposant des produits sur mesure, défi que des soyeux comme le français Bucol ou le suisse Abraham relevèrent avec la cigaline pour les premiers et le gazar pour le second. La mode, une fois n’est pas coutume, allait entre 1950 et 1970 exprimer ouvertement la hardiesse d’une liberté retrouvée. 

LA CIGALINE® DE BUCOL 

1957 : la cigaline entre dans les collections du prestigieux soyeux lyonnais Bucol. Ce tisserand, depuis sa création en 1924 à Saint Etienne, laisse une place importante à la recherche. La soie oui mais pas seulement. Expérimenter les opportunités offertes par les progrès techniques, apprivoiser les nouvelles matières textiles, constitue une ligne de conduite inscrite dans les gênes de l’entreprise. Le nylon de ses débuts comme succédané de la soie a su conquérir la terre entière devenant un produit aux multiples facettes. A la fois sophistiqué lorsqu’il s’agit de la cigaline et basique lorsqu’il s’agit des bas. Cet intrus dans le monde de la soie séduisit par son audace les jeunes créateurs qui trouvèrent, dans cette insolente transparence, un outil à la démesure de leur vision de la mode. Le 13 février 2001 Bucol déposa à l’INPI Cigaline® en tant que marque, ce qui explique la présence du ® parfois accolé à ce mot.

UNE ETOFFE FACETIEUSE 

Si d’ordinaire, les tissus synthétiques incitent peu à la rêverie, ne réjouissent guère nos sens et encore moins nos papilles, la cigaline fait exception : elle est hypnotique, elle possède une dimension hors cadre. 

UNE FRAGANCE ESTIVALE

Travailler un métrage de cigaline® c’est voyager dans les nuages. Alors, avant que ne s’évanouisse l’image, il faut tenter d’en saisir ses mille et une subtilité et, en toute conscience, se retrouver en Provence humant les flots odorants qui se dégagent des champs de lavande.

LA MELODIE EPHEMERE DU CRISSEMENT DES AILES 

Travailler la cigaline, c’est s’octroyer une pause musicale. La « cymbalisation » des cigales mâles, un bruit plus qu’un chant, paraît avec les premières chaleurs de l’été pour disparaître avec la fraîcheur du vent d’automne ; elle donne le ton, l’allure d’un vêtement, l’image de la nature à l’état brut, sans fioriture. Le froissement de la fibre peut, à qui prête une oreille attentive ou pour ceux et celles qui, comme moi, sont des synesthètes, émettre un son furtif, une mélodie éphémère semblable à un bruissement d’ailes qui s’éteint dans un long soupir dès que la main rend sa liberté à l’étoffe.

UNE ILLUSION COLOREE

Travailler la cigaline c’est tomber dans un piège visuel. Les rides créées par un réglage minutieux  destiné à créer un différentiel de tension entre les fils de chaîne et de trame, confèrent à la texture un mouvement ondulant, presque rien de palpable, qui ne révèle sa présence qu’au dernier moment. La technique se rapproche de celle du seersucker. L’effet bosselé est obtenu avec des fils de polyamide de retrait différents en chaine et en trame. Ce tissu synthétique est si fin qu’il peut être qualifié d’invisible, si léger qu’il peut être confondu avec un mirage et, sous son apparente fragilité, se cache une solidité inattendue conférée par les qualités extraordinaires du nylon. Si, au temps de sa gloire dans les années 60, elle fut proposée dans une exceptionnelle gamme chromatique avec près de 60 coloris, c’est le noir qui eut les suffrages de Saint Laurent pour ses « nus habillés ». Des blouses transparentes débarrassées du carcan du soutien gorge, qui défilèrent sur les podium en 1968 avec une bravade assumée en osmose avec la période insurrectionnelle. Un demi siècle plus tard, ne subsiste que l’image de la création artistique.  

LA CIGALINE EN SOIE, UNE VERSION BIS

Les premiers tissus chimiques n’avaient pour but ultime que de coller au plus près de la réalité, voire de la dépasser. On touche ici à la perfection. Aller plus loin est possible aujourd’hui ; on n’imite plus, on crée, on sur-crée, on dépasse le rêve, on s’éloigne, on s’enfonce dans un monde géré par la technique… Mais laissons un peu de place à la poésie textile, aux infimes imperfections que les machines gomment à jamais. Un tissu hésitant, une étoffe avec quelques goutes d’humanité est-ce encore possible ? Oui, si tel est le désir des consommateurs. 

A la fin des années 90, Bucol reçut de la maison Prada une demande surprenante : refaire une cigaline en soie. Pourquoi pas ? la cigaline se fit ainsi soyeuse à jamais.

UNE ETOFFE AU CARACTERE BIEN TREMPE

La cigaline se différencie d’une mousseline de soie par une présence plus forte, un maintien à la fois arachnéen et une illusion colorée. Difficile à décrire parce qu’elle ne ressemble à rien d’autre. Si par sa finesse elle peut se rapprocher de la mousseline de soie, elle s’en écarte par sa transparence équivoque. Sa délicate raideur lui procure un dynamisme étonnant et son relief permet à la lumière de s’exprimer sereinement sur cette surface chahutée.

LES SECRETS DE LA RECETTE

A première vue, ce pourrait être un voile de nylon cloqué, peut être une mousseline gonflée de certitude, assurément un tissage aérien doté d’une structure gaufrée qui autorise des formes construites. La nuance, tout est dans la nuance, dans le dosage parfait entre un crêpe et une mousseline. Le premier confère un relief et le second offre sa souplesse. Le tour de main, voilà le secret de la réussite de cette recette.

Le relief imperceptible fait que le tissu semble flotter sur la peau en la frôlant à peine. C’est ce petit rien qui change tout, il suggère par une transparence ambigüe la présence du corps, le grain de la peau sans pour autant tout dévoiler. Ce tissu diaphane couvre la peau sans la dissimuler, dégageant un érotisme contenu avec des zones d’ombres et de lumières plus que suggestives. Le résultat est conforme à l’idée du couturier. 

TRANSGRESSION EN TOUTE TRANSPARENCE  

Avec le recul, force est de constater que les grands noms de la haute couture furent d’une audace extrême faisant la part belle aux modèles taillés dans des tissus synthétiques. Dior et Balenciaga, madame Gres adoptèrent la cigaline, lui octroyant un passeport d’entrée dans le monde très fermé de la Haute Couture. Marc Bohan, en 1972, imagina une robe de soirée courte en cigaline parsemée de sequins dorés. Cependant, c’est Yves Saint Laurent qui lui donna l’impulsion nécessaire pour en faire un tissu iconique.   

Les innovations dans le domaine de la mode comme dans l’art ou l’architecture ne font pas toujours l’unanimité. Elles font l’objet de récriminations et moqueries. L’emblématique ligne « new look » Christian Dior, la mini jupe de Mary Quant ou  les « nus habillés » de YSL, après des débuts houleux, finiront par être acceptés par un public parfois bien versatile. 

LE SMOKING ET LA BLOUSE

Cela pourrait être le titre d’une fable mais c’est bien plus : l’image d’une génération en quête d’autonomie. Yves Saint Laurent révèle la poitrine féminine en 1966. Ce binôme issu de l’imagination d’un styliste qui aimait la femme est devenu un standard. Si l’idée de féminiser un vêtement ouvertement masculin fut diversement accueillie il ne fallait pas s’attendre à ce qu’un voile impudique qui met en valeur les seins féminins sous « couvert » d’une blouse en cigaline fasse l’unanimité. L’idée de cette blouse naquit de la rencontre entre un styliste et un tissu. Hasard ou nécessité ? Les deux sans doute, le besoin de sortir des sentiers battus, le culot du génie, l’audace de la jeunesse. Cette transparence équivoque de la blouse taillée dans un métrage de cigaline est le complément indissociable du smoking. Objet du scandale, non pas tant par son androgynie, mais parce qu’il est associé à une blouse qui, si elle couvre les seins, ne les cache pas. Le temps à passé, l’objet du litige aussi.

CIRCULEZ IL N’Y A PLUS RIEN A CACHER

Du tartuffe de Molière : « couvrez ce sein que je ne saurais voir, par de pareils objets les âmes sont blasées et cela fait venir de coupables pensées » à la réplique d’Yves Saint Laurent « Rien n’est plus beau qu’un corps nu » tout est dit. 

LA HAUTE COUTURE C’EST LA MATIERE (Yves Saint-Laurent)

Les nouveaux couturiers sont des créateurs en phase avec leur époque et les attentes d’une clientèle à la fois exigeante et curieuse. Les collections osent glorifier la diversité des matières textiles. Un tissu est éminemment tactile et, entre les mains expertes d’un artiste, il se sculpte plus qu’il ne se coud, il se joue de la pesanteur, il déjoue les règles de la symétrie, il sublime le réel, il devient un instrument à la démesure d’un créateur.

SEE –THROUGH : UNE TRANSPARENCE SIBYLLINE

Fort du succès commercial de la blouse en cigaline, YSL alla encore plus loin dans sa démarche en proposant la robe « see-through » qui laisse paraître le buste à peine masqué par cigaline interposée, cette fois sans le secours d’une veste.

STARS D’UN JOUR

Ainsi naissent et meurent les icônes. Un jour vedette des podium, portée par les stars comme cette robe de Romy Schneider lors de l’avant première du film “Les choses de la vie“ ; le lendemain, elles viennent enrichir les collections des musées. Cette gloire d’une temporalité est passagère, l’espace d’un moment comme la rose dont la beauté “ne dure que du matin jusqu’au soir“. Pierre de Ronsard comme Yves Saint Laurent firent de ces brefs instants de gloire un chef d’œuvre permanent.

UNE ETOFFE COLLECTOR

Heureusement, les amoureux des étoffes ont encore un rôle à jouer. Comment se faire une idée concrète d’un article que l’on ne sait plus fabriquer, que l’on ne peut voir que sous la forme d’un vêtement vintage vendu aux enchères ou exposé dans les musées ? 

UN EXERCICE PERILLEUX

L’imaginaire est ma manière de comprendre les étoffes, de parler chiffon, de m’amuser avec la géométrie de ces innombrables combinaisons d’entrecroisements de fils. Une façon ludique de découvrir des messages subliminaux, de fantasmer sur le fil.

JE N’AI PAS DIS MON DERNIER MOT

Malgré son délicieux nom, le secret de fabrication de la cigaline est à jamais oublié. Il ne subsiste de son passage fracassant dans l’histoire du costume que des photos, quelques livres d’échantillons, des robes et des blouses soigneusement préservées au sein de collections particulières, dans les archives des maisons de couture, dans les réserves des musées. Ce post est un outil formidable qui permet de faire revivre le temps d’une lecture, un tissu ou plutôt une combinaison de fils artistiquement assemblés. 

Ecrire, c’est un peu tisser : les lettres, en un certain ordre assemblées, forment des mots qui mis bout à bout, deviennent des textes. Les brins de fibres textiles maintenus ensemble par torsion forment des fils qui, en un certain ordre entrelacés, deviennent des tissus…Textile et texte, un tête à tête où toute ressemblance n’est pas fortuite. Il est des civilisations qui transmettent leur culture par l’écriture, d’autres par la parole, d’autres encore, par la parole écrite avec un fil. Entre le tissu et moi, c’est une histoire de famille. Quatre générations et quatre manières différentes de tisser des liens intergénérationnels entre les étoffes et les « textilophiles ». Après ma formation à l’Ecole du Louvre et un passage dans les musées nationaux, j’ai découvert les coulisses des étoffes. Avec délice, je me suis glissée dans des flots de taffetas, avec patience j’ai gravi des montagnes de mousseline, avec curiosité j’ai enjambé des rivières de tweed, pendant plus de 35 ans, au sein de la société De gilles Tissus et toujours avec la même émotion. J’eus l’occasion d’admirer le savoir-faire des costumiers qui habillent, déguisent, costument, travestissent les comédiens, acteurs, danseurs, clowns, chanteurs, pour le plus grand plaisir des spectateurs. J’ai aimé travailler avec les décorateurs d’intérieurs toujours à la recherche du Graal pour leurs clients. Du lange au linceul, le tissu nous accompagne, il partage nos jours et nos nuits. Et pourtant, il reste un inconnu ! Parler chiffon peut parfois sembler futile, mais au-delà des mots, tissu, textile, étoffe, dentelle, feutre, tapisserie ou encore broderie, il est un univers qui gagne à être connu. Ainsi, au fil des ans les étoffes sont devenues des amies que j’ai plaisir à vous présenter chaque mois sur ce blog de manière pédagogique et ludique. Je vous souhaite une belle lecture.

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