LE BEMBERG®, UNE MELODIE SANS L’HARMONIE

AU FIL DES NOTES                                                                                                                            

Une certaine complicité entre musique et textile ? Cette idée, a priori incongrue, m’est apparue au cours de ma carrière professionnelle, ce qui m’a conduit à m’intéresser autrement à l’univers des étoffes. 

LA TEXTURE EMOTIONNELLE EN PARTAGE

Du latin texere, tisser. Si ce mot est généralement associé au toucher, l’ouïe n’est pas en reste. Les émotions tactiles réagissent à la douceur ou à la rugosité d’une surface et les émotions acoustiques se laissent pénétrer par les sonorités. Le tisserand entremêle les fils en un certain ordre et le compositeur tisse ses partitions en arrangeant selon son inspiration les sonorités et les vibrations. Si le spectre des textures est large : doux, lisse, rugueux, mélodieux, agressif, romantique, joyeux ou triste, celui des émotions l’est également : effroi, joie, tristesse, peur, sérénité…

Ainsi, qu’il s’agisse d’un tissu ou d’une composition musicale, la texture est perçue par le consommateur ou l’auditeur selon son degré de sensibilité. La caresse d’un velours de soie peut engendrer effroi ou plénitude, une composition dodécaphonique, musique répétitive, peut provoquer ennui ou curiosité.   

LARGUER LES AMARRES  

Dans les années 1920, une technique de composition musicale initiée par Arnold Schönberg, rompit avec les sonorités du discours musical classique. A peu près à la même époque, en Europe, des brevets furent déposés, bouleversant l’ordre bien établi des fibres naturelles et, avec leurs  formules “magiques“, annoncèrent la naissance d’une nouvelle famille de fibres textiles issue de la chimie.

IL Y A MODERNE ET MODERNE

La musique « moderne « composée au début du siècle dernier, est  souvent perçue  comme  savante, voir abstraite, une similitude avec les fibres chimiques  elles aussi très techniques sorties des laboratoires elles aussi au début du XXI siècle.

LA RICHESSE DES REPERTOIRES

L’univers musical ne s’est pas désagrégé à l’arrivée de la musique  dodécaphonique, bien au contraire, son répertoire s’en est s’enrichit. La perception, bien qu’abstraite, des fibres textiles chimiques par le grand public, n’entrava nullement leur développement qui n’eut de cesse que de croître. L’évolution de l’expression musicale, tout comme celui du  langage textile est illimitée.

DU CONCRET A L’ABSTRACTION  

Sonorités discordantes et fibres chimiques dédaignent les harmonies tant auditives que  tactiles. Pour ces écarts, elles furent considérées comme des intrus dans un univers classique. Si, dans les années 1920, les sonorités classiques et les matières naturelles furent bafouées sciemment, il n’en demeure pas moins que leur mélodie demeure en « toile de fond ».

UNE EXTRAVAGANTE RÉALITÉ

« La soie n’étant qu’une gomme liquide qui se dessèche, ne pourrions-nous pas nous-mêmes faire de la soie avec nos gommes et nos résines » Réaumur 1734.

La musique expérimentale et les fibres artificielles ne sont pas nées spontanément, elles résultent d’un ensemble de conjectures, de projets, d’expérimentations heureuses ou malheureuse qui, à un moment donné, ont abouties. Saluons ces personnalités dotées d’une grande persévérance, à la fois curieuses et pragmatiques, parfois considérées comme farfelues, à l’origine des ces innovations. En ce qui concerne les fibres textiles artificielles, Réaumur, Audemars, Louis Marie Hilaire Bernigaud comte de Chardonnet ou encore Cross et Bevan furent ces premiers de cordée qui montrèrent le chemin des innovations.  

Le saviez vous ? Le ver à soie est le nom donné à la chenille d’un papillon de nuit que l’on appelle le Bombyx du mûrier, puisqu’il se nourrit exclusivement de cette feuille. 

PAR HASARD ET PAR NÉCESSITÉ

« Tout ce qui existe dans l’Univers est le fruit du hasard et de la nécessité » Démocrite.

Le saviez vous ? de l’ancien français hasart, hasard est une déformation par espagnol azar, de l’arabe andalou al- zahr = jeu de dé, chance.                                                                   

Pour qu’un projet puisse aboutir, il doit répondre à un réel besoin.

La nécessité : dans la seconde partie du XIXe siècle, les élevages de vers à soie furent en partie décimés, en France puis en Europe, par la pébrine et la flacherie. Les remèdes se succédèrent sans pour autant éradiquer ces maladies  qui menaçaient l’approvisionnement et le développement de l’industrie, alors florissante, de la soie. En 1865, les sériciculteurs firent appel au célèbre chimiste Pasteur qui, au terme de plusieurs années de recherches, de réflexion et d’observations, trouva un moyen d’enrayer la progression de la périme due en partie à la « contagion », mais il faudra encore des années pour  trouver le moyen de l’éradiquer.

Le saviez vous ? La pébrine se caractérise par l’apparition de taches noirs sur le corps de la chenille, similaires à des grains de poivre. Or, en patois occitan, poivre se dit pébré, à l’origine du mot. 

Le hasard : Hilaire de Chardonnet se trouvant dans la région lyonnaise afin d’étudier en détail la technique de la sériciculture, fut embarqué dans la tourmente de la péribrine. Il étudia différentes solutions permettant à cette industrie de se rétablir et, finalement imagina un stratagème ingénieux mais réalisable à long terme.

Tout est bien qui finit bien  

L’industrie de la soie fut sauvegardée, bien que Pasteur et Chardonnet soient arrivés à des conclusions différentes.

Pour Pasteur, un traitement préventif s’avérait nécessaire pour prévenir la transmission  de la maladie : respect des règles d’hygiène et séparation des métiers de sériciculteurs et graîneurs. 

Le saviez vous ?  Des recherches de Louis Pasteur sur les maladies du ver à soie naquit un concept novateur qui fut appliqué dans le domaine médical au niveau de la prévention des maladies contagieuses entraînant des progrès décisifs.      

Chardonnet, proposa une solution radicale préconisant la fabrication d’une matière artificielle, substitut mi-végétal mi-chimique imitant la soie naturelle à partir de nitrocellulose. C’est ainsi que naquit, quelques décennies plus tard, la première fibre artificielle baptisée soie Chardonnet.

LE LOUP DANS LA BERGERIE 

En voulant sauver l’industrie de la soie, Chardonnet présida à la naissance d’une nouvelle industrie, celle des fibres textiles chimiques. Le succès aidant, ces alternatives artificielles à la soie naturelle allaient devenir des concurrentes.  

PREMIER MAILLON D’UNE LONGUE CHAÎNE                             

La recette originelle de la soie Chardonnet : écorce de murier (procédé nitrocellulose dans un mélange esther/alcool) duquel résulte un produit trop inflammable qui sera modifié,  ouvrant la voie à l’acétate, cupro, viscose et, plus tard, aux polyamides, polyester et Cie.  

LES CODES ONT CHANGE, PAS LE PUBLIC

La musique atonale ou dodécaphonique, jadis révolutionnaire, est devenue, au XXIe siècle, un grand classique avec des maîtres respectés comme Alban Berg ou Scriabine. Aujourd’hui, les outils numériques ont permis l’éclosion d’une musique électronique. Les fibres artificielles novatrices, voire excentriques avant-hier, sont de nos jour, des articles classiques.

L’accueil du public n’est pas surprenant, une admiration sans borne pour les uns, un insolent mépris pour les autres. Cependant, la permanence de la diversité des offres s’accorde avec celle du public.

DES NOTES ET DES FIBRES ALEXITHYMIES ? 

Les sentiments, les émotions sont  exclus  volontairement dans la musique dodécaphonique comme dans les tissus en fibres chimiques. Les sonorités n’incitent pas à la rêverie, la matière n’incite pas à la caresse.   

LE BEMBERG®, UN INTRU DANS DE CE CAPHARNAMUM TEXTILE 

Le saviez vous ?  Une fibre est une substance filamenteuse caractérisée par sa longueur discontinue. Un filament est une fibre de longueur continue, dont l’origine est évidemment chimique (artificielle ou synthétique). Un fil est constitué de fibres rassemblées pour former une structure robuste, utilisable dans la fabrication de textiles. Si le cupro est une fibre, le Bemberg® est un tissu. Le nom Bemberg  est une marque déposée. 

NUL N’EST PROPHETE EN SON PAYS                                                            

L.H. Despeissis, un ingénieur français fut à l’origine du développement de la fibre cupro ammonium. Le filament est obtenu par la dissolution de la cellulose régénérée dans une solution ammoniacale à base d’oxyde de cuivre. Le collodion est filé dans l’eau, puis le filament passe dans un bain d’acide sulfurique afin de le durcir et d’éliminer l’oxyde de cuivre ammoniacal.   

DE PERIPETIES EN PÉRIPECIE, LE  BREVET DU CUPRO PASSE DE LA FRANCE À L’ALLEMAGNE 

Le brevet de la soie au cuivre intitulé « nouveau procédé de préparation de soie artificielle » fut déposé en France en 1890, mais Despeissis mourut sans avoir eut le temps de l’exploiter.

Le brevet français tombé dans le domaine public, M.Frenery, chimiste allemand et J.Urban, ingénieur autrichien, déposèrent en 1897, un brevet de filage d’une solution de cellulose dans la liqueur Schweitzer, constituant une fibre destinée à la fabrication de filaments pour lampes électriques.                                      En 1892-1896, les anglais Cross and Bevan, déposèrent le brevet de la viscose. En utilisant la cellulose issue de la pâte à bois et des solvants peu couteux, le succès commercial de la viscose entraîna la fin de l’aventure française de la soie au cuivre  dont le coût de revient ne pouvait rivaliser avec celui de la viscose.                                          

En 1897, un nouveau brevet fut déposé par Frenery et Urban avec une formule améliorée redonnant un avenir à cette soie au cuivre appliquée au domaine textile. 

LA SOIE CUPRO-AMMONIACALE BEMBERG®

L’histoire de la firme qui donna nom à un tissu commence en Allemagne en 1792  avec Johann Peter Bemberg qui tient à Edelfeld un magasin de tissus. En 1898, la société accueille des actionnaires. En 1900, l’arrière petit-fils du fondateur de l’entreprise, sans doute un visionnaire, installa au sein de son entreprise, un laboratoire de recherches consacré au développement de la fibre cupro-ammoniacale dirigé par Thiele, technicien et Elsaesser, chimiste. Leur but était de produire industriellement un fil fin, extensible et solide en toutes parts, similaire à la soie naturelle. 

LES COUPS DE GENIE  DE THIELE

Il préconisa l’utilisation exclusive de la  cellulose du linter de coton et un filage suivit d’un  étirage lent de la fibre en milieu humide afin de lui conférer des qualités intrinsèques de souplesse et de lustre modéré.

En 1904, un brevet fut déposé, perfectionné en 1908, par l’utilisation exclusive du linter de coton, une cellulose pure, une matière économique qui se dissout à la perfection dans une base cupro-ammoniacale.   

Le saviez vous ? le linter est le duvet constitué de fibres très courtes demeurant attachées sur les graines de cotonnier après égrenage. Cette cellulose pure n’était pas exploitable industriellement, les fibres étant trop courtes pour être filées. Considérés comme rebut, ces  déchets étaient inutilisées avant le cupro Bemberg. Ainsi, l’emploi de ce reliquat de coton  fut désormais rentabilisé par l’industrie textile.

Comme toutes les fibres artificielles, le Bemberg® dernière génération est, par nature, une fibre cellulosique mais chimiquement modifiée. 

Le saviez vous ? La cellulose est régénérée, c’est-à-dire transformée par une succession d’opérations chimiques et physiques.                   

POINT FINAL ? PAS POUR TOUS !
En 1910, la production de la soie au cuivre cessa, à l’exception du cupro Bemberg.

L’AVENTURE CONTINUE POUR LE CUPRO BEMBERG

La société mère J P Bemberg a finalement disparu après une série de fusions et de cessions. En 1950, une unité de production s’installa aux USA et, depuis 2015, la fibre cupro Bemberg™ est produite au Japon  par la société Asahi Kasei Corporation.

LE BEMBERG®, UNE ETOFFE SANS FAUSSE NOTE

Ce tissu échappe avec insolence à ce discours atonal et tactilement insipide. Son toucher doux et lisse et sa  souplesse sont des atouts incomparables lorsqu’il est employé en doublure, Avec un lustre moins prétentieux que celui de l’acétate, il se laisse cajoler contrairement à un nylon. C’est un tissu plaisir tactilement et visuellement.

EN APARTE

J’entends parfois une mélodie techniquement parfaite  s’échapper  de la poche de mon manteau, crées par le frottement de ma main  sur la doublure. Dans mon imaginaire fort étoffé j’en convient,  ces sons métalliques pourraient venir de la  vibration  des cordes d’une harpe effleurées par des doigts agiles Une partition qui  traduit toute l’ambiguïté d Bemberg qui sait gommer son origine artificielle en offrant une apparence étonnamment naturelle. Mes sonorités Bemberg  sont hautes, claires, distinctes, aiguës par instant, et surtout joyeuses telle une sarabande de couleurs qui traverse les airs.

L’ENVERS VAUT BIEN L’ENDROIT

Sur le marché des doublures, le Bemberg® est classé dans la catégorie luxe, en concurrence avec le pongé de soie. Bien que très élégant, il n’est jamais au premier rang sur les photos, il tient à la perfection ce second rôle ce qui n’est généralement pas le cas pour les doublures. Parfois l’envers d’un vêtement doublé avec du Bemberg mériterait la lumière.

AMICALEMENT VOTRE

En doublure de manche pour les manteaux c’est un plus ; il n’entrave pas les glissades. En doublure de jupe, il n’engendre pas d’électricité statique, donc ne colle pas sur les collants, ne prend de faux plis si désagréables. Un petit conseil d’entretien : le tissu peut être lavé en machine à 30°C et séché à l’air libre puis, si nécessaire, repassé légèrement pour une complète remise en forme. 

Son prix abordable et sa solidité permettent des utilisations occasionnelles comme des déguisements ou des décors festifs ponctuels. Le Bemberg est proposé dans les rayons doublure dans une large gamme de couleurs vives.  

Pour tout cela, j’avais à  à coeur vous faire découvrir cette pépite textile.   

LE MOT DE LA FIN ? 

Nait du coton, brille comme la soie. Slogan signature de l’entreprise Asahi Kasel. 

Ecrire, c’est un peu tisser : les lettres, en un certain ordre assemblées, forment des mots qui mis bout à bout, deviennent des textes. Les brins de fibres textiles maintenus ensemble par torsion forment des fils qui, en un certain ordre entrelacés, deviennent des tissus…Textile et texte, un tête à tête où toute ressemblance n’est pas fortuite. Il est des civilisations qui transmettent leur culture par l’écriture, d’autres par la parole, d’autres encore, par la parole écrite avec un fil. Entre le tissu et moi, c’est une histoire de famille. Quatre générations et quatre manières différentes de tisser des liens intergénérationnels entre les étoffes et les « textilophiles ». Après ma formation à l’Ecole du Louvre et un passage dans les musées nationaux, j’ai découvert les coulisses des étoffes. Avec délice, je me suis glissée dans des flots de taffetas, avec patience j’ai gravi des montagnes de mousseline, avec curiosité j’ai enjambé des rivières de tweed, pendant plus de 35 ans, au sein de la société De gilles Tissus et toujours avec la même émotion. J’eus l’occasion d’admirer le savoir-faire des costumiers qui habillent, déguisent, costument, travestissent les comédiens, acteurs, danseurs, clowns, chanteurs, pour le plus grand plaisir des spectateurs. J’ai aimé travailler avec les décorateurs d’intérieurs toujours à la recherche du Graal pour leurs clients. Du lange au linceul, le tissu nous accompagne, il partage nos jours et nos nuits. Et pourtant, il reste un inconnu ! Parler chiffon peut parfois sembler futile, mais au-delà des mots, tissu, textile, étoffe, dentelle, feutre, tapisserie ou encore broderie, il est un univers qui gagne à être connu. Ainsi, au fil des ans les étoffes sont devenues des amies que j’ai plaisir à vous présenter chaque mois sur ce blog de manière pédagogique et ludique. Je vous souhaite une belle lecture.

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